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louis sébastien marchand
SONDAGE : des convois

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Du Jeudi 29 Mai 2003, 23:35 au Vendredi 28 Mai 2004, 23:35.
Tableaux de Paris
les convois.
Rembrunissons nos pinceaux, il en est temps. Tout change, tout passe avec une effrayante rapidité, le son des cloches funèbres me l’annonce. Cette population ira bientôt se fondre dans les cercueils ; ils sont tout ouverts, ils attendent leur proie. Le magasin est plein : on sait que le nombre des victimes ne diminuera jamais. On a l’expérience journalière que la mort frappe des coups prompts et inattendus ; mais il n’y a point de ville où le spectacle du trépas fasse moins d’impression. On est accoutumé aux enterrements ; et qui veut être pleuré après sa mort, ne doit pas mourir à Paris ; l’on y regarde passer un convoi avec une extrême indifférence. Les prêtres et les fossoyeurs comptent sur des trépas périodiques ; ils connaissent les mois de l’année où la grosse sonnerie retentira plus fréquemment dans les airs, et savent quand les cierges du poids de deux livres sortiront de la boutique de l’épicier. Les jurés crieurs reviennent exprès de la campagne, et développent d’avance la lugubre tenture. Les fosses sont creusées et béantes. Le layetier, fabricateur de notre dernier vêtement ( robe d’été, robe d’hiver, a dit La Fontaine), a reçu ordre de l’église, d’apporter un plus grand nombre de bierres. Le curé et les fabriques calculent, chacun de son côté, l’argent que produira la mortalité. Dans les sociétés, rien de si vrai à la lettre que ce petit dialogue d’une fable ancienne, inséré depuis dans la comédie du cercle. Monsieur un tel est mort. — je coupe en cœur. — cela est fâcheux assurément. — vous jouez en trèfle, madame. — c’était un honnête homme ; de quoi est-il mort ? -carreau. -il s’est avisé de mourir subitement... et la partie continue sans que la moindre altération se manifeste sur les visages : on a froncé les sourcils par air ; mais le cœur est demeuré froid. La même indifférence attend ces ames indifférentes. On devrait louer, comme les anciens, des pleureurs aux enterrements, puisque nous ne versons plus une seule larme à la mort de nos parents et de nos amis. Un homme apprend que sa femme vient de se noyer ; il frappe du pied et dit : cela est bien désagréable ! dans l’espace de cent années, il faut que deux millions cinq cents mille individus déposent leurs ossements et leurs chairs alkalisées sur un point de six mille toises de circonférence ; et dans cet espace, trente cimetières suffisent pour recevoir ce grand nombre de cadavres. Chaque paroisse réclame ses morts avec un soin jaloux, et il faut des dispenses pour aller pourrir un peu plus loin. Certes il n’y a point de champ de bataille où la mort fasse entendre d’une voix plus terrible et plus éclatante ces mots de la guerre : soldats, serrez les rangs. les rangs sont éclaircis à chaque instant par des coups aussi rapides et aussi invisibles que ceux du boulet ; mais la fréquence des trépas répand une sorte d’insensibilité qui des esprits passe sur les fronts. Un convoi n’est pas une cérémonie triste ; les riches ont un grand luminaire, toute l’argenterie de l’église, une tenture qui ceint les colonnes du temple, un poêle richement brodé, un de profundis en faux bourdon : quatre-vingt prêtres en surplis blancs portent des cierges allumés, tandis que toutes les cloches en branle retentissent au loin dans les airs ; on chante posément les vêpres ; un maître des cérémonies guide et place l’assemblée ; un beau goupillon passe dans toutes les mains ; on se range sur une même ligne, on salue et l’on est salué avec presque autant de grâce que dans un salon. Pour le pauvre, on le congédie avec quelques versets des laudes ou des matines, à la pâle lueur de quatre cierges entamés, qui portent sur des chandeliers de cuivre ; on galoppe l’indispensable de profundis, et ceux qui portent le cercueil et la croix de bois, courent d’un pas impatient et précipité le jeter dans la fosse. Un petit goupillon, dont les barbes sont rares et usées, trempe dans un sale bénitier où l’on a versé l’eau bénite d’une main encore avare ; le plus souvent il est à sec, et la main du fils ou de l’ami, s’il lui en reste un, ne peut arroser que de ses pleurs l’endroit où sont déposées des cendres chéries. Le prêtre est déjà loin quand le fils ôte de ses yeux le mouchoir humide ; il se trouve seul sur la tombe de son père ; et jusqu’au bedeau boiteux, tout a déserté le cimetière en murmurant contre la pauvreté du défunt et de celui qui l’enterre. Les billets d’enterrement ressemblent à des invitations : vous êtes prié d’assister, etc. On trouve au bas : de la part de mad sa veuve ; de la part de m son gendre. on devrait y marquer l’âge du décédé ; mais il n’y a rien de si incivil à Paris, que de s’informer de l’âge des morts et de celui des vivants. On paie toujours d’avance à l’église le convoi, le service et l’enterrement. On vous présente un tarif tout imprimé : vous choisissez combien vous voulez de prêtres, de cierges, de flambeaux, de chandeliers. Voulez-vous la petite ou la grande sonnerie ? Vous paierez tant ; trois volées pour la petite, neuf pour la grande ; vous en aurez : monsieur le mort, laissez-nous faire ; il ne s’agit que du salaire. tout cela se calcule : tant pour la présence de m le curé, etc. Celui de s Eustache est beaucoup plus cher que celui de s Pierre aux Bœufs, attendu qu’il est plus gros seigneur. Il n’enterre que les personnes de distinction : cinquante francs pour l’ouverture d’une fosse ; tant pour les chantres qui glapiront quand on descendra le corps ; tant pour la garniture et le parement du maître-autel ; tant pour le petit chœur ou le grand chœur ; tant pour le confesseur ou son simulacre ; tant pour ses gants blancs.
On ne viendra chercher le défunt que lorsque vous aurez délivré votre argent : il ne vous serait pas permis d’acheter une bierre chez un layetier ; l’église en tient magasin et doit seule vous la vendre ; c’est un accaparement, elle gagne sur votre bierre près de la moitié du prix intrinsèque. A peine un homme a-t-il rendu le dernier soupir, qu’on l’arrache encore chaud de son lit ; on ne cherche plus qu’à se débarrasser de son corps. La loi terrible et fatale des vingt-quatre heures règne impérieusement dans cette dernière catastrophe de la vie humaine, comme dans les fictions théâtrales qu’adore la nation. Elle ne se départira jamais de ces deux mauvaises et cruelles regles.
On fuit ; on abandonne le corps à un veillard. Ce veillard est un prêtre indigent et subalterne, qui garde un mort la nuit, et à qui l’on donne vingt sols et une bouteille de vin. Il lit quelquefois à côté du cadavre, au lieu de l’office des morts, Tibulle ou la pucelle : familiarisé avec le trépas, il veille indifféremment sous son étole la beauté qui n’est plus et le vieillard qui a terminé sa carrière ; le cierge funéraire ne l’attriste pas : tandis que le bénitier est au pied du lit, il tire sa bouteille cachée sous un coin du linceul, et il abrège en la vidant, les longues heures de la nuit. Avant les vingt-quatre heures le corps sera dépouillé, enveloppé d’un drap, cloué dans la bierre, et porté dans le trou. Le lendemain on ne distinguera plus son cercueil ; quatre ou cinq nouveaux pèseront sur le sien : c’est ce qu’on peut voir, puisqu’ils sont le plus souvent à découvert ; et l’œil, s’il en a le courage, a la permission de les compter. Le fossoyeur ne jettera de la terre dessus que quand cette pyramide de tombeaux aura la proportion requise ; ils ne seront en terre proprement dit, que quand il y en aura un nombre suffisant, et que le gouffre avide sera entièrement rempli. On s’est élevé contre cette précipitation inhumaine ; mais les avertissements, ceux même des naturalistes, ne font rien sur les usages enracinés : plus ils sont mauvais, plus ils sont tenaces.
Ecrit par nemer, le Jeudi 29 Mai 2003, 23:35 dans la rubrique "Premiers Pas".